LETTRES OUVERTES
La lecture à l’école
Quelques mots peuvent résonner toute une vie, lettre d’opinion en réaction au dossier sur la lecture à l’école paru dans La Presse du 30 janvier 2010.
Quelques mots peuvent résonner toute une vie !
Comme auteure et, jusqu’à récemment, comme chargée de mission pour la promotion de la lecture à l’école obligatoire dans le canton du Jura (Suisse), je me sens concernée par la problématique de la lecture à l’école soulevée ces jours-ci dans La Presse. Durant les cinq années de mon mandat, j’ai pu enrichir au quotidien ma réflexion sur le terrain, au contact de spécialistes (chercheurs, enseignants, bibliothécaires) suisses romands et français, et grâce à des formations et des lectures. Que retenir de cette expérience ?
Les problèmes qui se posent là-bas sont tout aussi cruciaux que les nôtres. Les solutions envisagées, souvent à coup d’initiatives personnelles et toujours dans la précarité, semblent n’apporter que des résultats dérisoires. Il n’y a pas de recettes miracles. Les propositions viennent sans garantie. Pourtant, entre essayer quelque chose et baisser les bras, le choix est vite fait pour peu que l’on pense aux enfants.
Afin que nos démarches ne soient pas des coups d’épée dans l’eau, il est sage de se centrer sur la mission de l’école, de se rappeler l’enjeu principal de la lecture et de trouver le moyen de maintenir l’intérêt des élèves.
La mission de l’école : former les adultes de demain
Faut-il vraiment le rappeler ? La mission de l’école est de former les adultes de demain. Cela signifie que l’école doit amener l’enfant à se découvrir lui-même, à reconnaître et à développer ses compétences ; elle doit l’accompagner vers une ouverture aux autres ; l’aider à comprendre sa communauté ; et, enfin, à agir de manière sensible et constructive sur le monde dans lequel il vit. L’école doit donc donner à l’enfant les outils qui lui permettent d’acquérir ces compétences et lui montrer à s’en servir avec discernement, cela dans un monde de plus en plus complexe.
Pour accomplir adéquatement sa mission, l’école d’aujourd’hui ne peut pas se contenter de répéter ce qu’elle a réussi hier. Les succès d’hier sont magnifiques ; mais ils ne sont pas la garantie des succès de demain. Le monde change, de plus en plus vite. La société évolue. On ne peut prédire avec certitude les chemins qu’elle prendra. C’est pourquoi l’école doit prioritairement enseigner aux enfants l’art d’apprendre, de manière qu’ils puissent s’adapter. « Apprendre à apprendre » : voilà ce que l’école doit enseigner.
Or, sans le désir d’apprendre, l’apprentissage est difficile. Pour permettre à l’enfant d’apprendre à apprendre, l’école doit donc stimuler chez lui ce désir. Il conviendrait d’examiner régulièrement nos discours et pratiques et de nous demander s’ils mettent nos enfants en état de « désir d’apprendre » ; et comment ils y arrivent ou pourquoi, pas.
Rappelons ici que l’école ne doit pas assumer seule le rôle de mettre l’enfant en état de désir d’apprendre. La recherche affirme qu’un enfant devrait aujourd’hui avoir fréquenté le livre durant au moins 2000 heures avant son entrée à l’école maternelle. Permettre à l’enfant de jouer avec des livres, de les mâchouiller, d’en faire des piles, des routes, lui donner l’occasion de tourner lui-même les pages, de tenir des livres dans le bon sens, l’encourager à nommer les illustrations, etc. : c’est déjà apprendre à lire. Par ailleurs, une image stimulante de la lecture doit aussi être bien ancrée dans le discours et l’action politiques et présente dans la vie de la Cité, sans quoi les efforts de l’école risquent de se réduire comme une peau de chagrin. L’élève conclura que la lecture n’est qu’une matière scolaire, plutôt qu’un enjeu de société, et s’empressera de la jeter par-dessus bord avec son cartable, sitôt l’école finie.
À l’égard de la lecture, la mission de l’école est plurielle. Il s’agit de développer le désir d’apprendre à lire, puis amener l’enfant à maîtriser les codes (il y en a plusieurs), ancrer les compétences, favoriser la fluidité, ouvrir des horizons. Ce n’est déjà pas simple de passer de la lettre au son, puis au mot et à la phrase. Mais le saut de la phrase à la pensée est extraordinairement complexe et exigeant. Il demande des années.
Comme si l’affaire n’était pas déjà compliquée, l’école doit désormais former des lectrices et des lecteurs experts, et non pas simplement « fonctionnels ». N’en déplaise à Mme Collard, il faut montrer beaucoup de compétences pour passer d’un niveau et d’un support de lecture à l’autre. Lire la garantie de son ordinateur, la circulaire de l’épicerie, l’horaire d’autobus, les instructions du guichet automatique, le reportage d’un grand magazine, un article de Wikipedia, un éditorial, une lettre de lecteur, un livre (je passe sur les genres littéraires et les époques) : tout cela exige des niveaux de compétences très variés sur les plans de l’intention, du code, du contexte, de la compréhension, etc.
La conscience aiguë des exigences d’entrée dans la société des technologies et de l’information exerce une pression inouïe sur l’école. On ne peut pas l’ignorer. On ne peut plus se contenter de montrer à lire aux élèves. Il faut désormais former des lectrices et des lecteurs experts, c’est-à-dire des personnes qui sachent lire et traiter un important éventail de textes aux intentions de communications différentes, dans une grande diversité de formats sur une quantité appréciable de supports, chacun ayant ses codes et ses exigences propres.
L’approche traditionnelle a des limites : apprendre le code, réciter les classiques, ne conduisent pas nécessairement à la maîtrise de la lecture. Or, les spécialistes partagent la conviction que la maîtrise de la lecture est une condition facilitant tous les autres apprentissages et favorisant l’intégration dans la société.
« Développer des compétences fines en lecture », comme le suggère Rima Elkouri, suppose qu’on s’appuiera sur des compétences de base. Or, si l’élève n’a pas acquis ces bases, on perd son temps avec les « compétences fines » ! C’est comme de construire le toit d’une maison avant d’en avoir érigé les murs. Les enseignants se battent aussi, ne l’oublions pas, avec les lacunes que les élèves n’ont pas réussi à combler, voire accumulent, d’un cycle à l’autre et ce n’est pas une difficulté légère dans les classes surpeuplées ! Cela dit, je suis tout à fait d’accord avec la position de Mme Elkouri : il faut « à tout le moins s’efforcer d’allécher l’appétit littéraire des élèves en leur proposant autre chose que de la malbouffe ». Elle cite Lise Bissonnette à ce propos, qui rappelle avec pertinence que « la peur d’imposer… n’a pas le droit de nous empêcher de proposer ». Nous devrions nous en souvenir.
L’école doit aussi s’assurer que les futurs citoyens partagent un même bagage culturel, qu’ils ont des bases communes. L’école québécoise doit donc offrir aux élèves l’occasion de partager certaines lectures. Je suis fort préoccupée par le défaut d’indications, voire de prescriptions, ministérielles en ce qui concerne les époques, les courants littéraires, les auteurs incontournables et la progression à respecter dans les niveaux de difficulté. Il faudrait aussi que l’information circule, entre le primaire et le secondaire ; entre le secondaire et le cégep ; entre le cégep et l’université. Ce n’est pas du tout le cas. Quand on étudie en Lettres, on peut lire le même roman au secondaire, au cégep et l’analyser encore à l’université.
La lecture : une rencontre avec soi
La lecture, c’est aussi autre chose qu’une matière scolaire ou une compétence transversale –ce qui n’est pas rien, déjà, si l’on considère que la mission est d’apprendre à apprendre, et que, sans compétence en lecture, l’exercice devient pour le moins périlleux.
La lecture, c’est d’abord et avant tout une rencontre. Une rencontre intime qui a lieu au plus secret de soi. Une rencontre qui fait écho, qui donne du sens, de la perspective. Une rencontre sur laquelle nous n’avons pas de prise, comme parent, enseignant ou bibliothécaire. Une rencontre sans laquelle l’apprentissage n’est souvent qu’un exercice visant à retenir une information vide de sens assez longtemps pour pouvoir la régurgiter au contrôle et obtenir un satisfecit.
Adultes, médiatrices et médiateurs de la lecture, nous devrions nous comporter comme des agents de voyage. Notre rôle est de proposer des destinations où nous savons que des rencontres qui font écho sont possibles. Nous le savons, parce que nous avons parcouru les paysages dont nous parlons. Nous en connaissons les formes, les parfums, la lumière, le rythme. Nous avons échangé avec les personnages qui les habitent. Nous évoquons avec plaisir la douceur du vent à certaine heure ou la qualité particulière de la lumière. Parce que nous avons fréquenté ces lieux, nous pouvons en parler avec émotion, avec conviction.
Toutefois, l’expérience que fera de ce paysage tel ou tel élève ne sera jamais identique à la nôtre. Parce que le vent soufflera différemment ce jour-là ou la lumière sera plus diffuse ; parce que l’enfant posera un regard d’enfant sur le paysage que nous avons fréquenté en adulte ; ou posera le regard d’un enfant d’aujourd’hui sur le paysage que nous avons reçu avec les yeux d’un enfant d’hier. La qualité de ces rencontres ne peut donc pas être assurée, évaluée, contrôlée.
Pourtant, le rôle de l’école est bien de proposer des voyages où de telles rencontres sont possibles. Plus nous proposerons de destinations aux élèves, plus grandes seront les chances que chacun découvre un paysage qui lui parle. Celui qui donnera « de (ses propres) nouvelles » à l’élève, comme l’exprime si bien Michèle Petit . Celui où s’effectuera une vraie rencontre, intime. Celui qui donnera au jeune le goût de voyager pour son compte, encore et encore.
Tel est notre rôle. Mettre l’enfant en état de désir de lire. Rien que cela, mais tout cela.
Comment atteindre nos objectifs ?
On l’aura compris, pour proposer des voyages aussi riches, il faut avoir voyagé soi-même. Les professeurs ont du mal à choisir les livres, dit-on. Mais… lisent-ils vraiment ? Si oui, que lisent-ils ? Des livres qui s’adressent aux adultes ? Explorent-ils aussi des albums et des romans pour la jeunesse ? Comment, sinon, parler de ces genres en connaissance de cause et avec enthousiasme ?
La lecture est un enjeu de société. On doit, en conséquence, s’assurer que tous les adultes de l’école rament dans le même sens. Y compris les spécialistes, la direction, les secrétaires, les concierges… La lecture est l’affaire de toute l’école, pas seulement celle des professeurs de français. Il faut savoir lire, pour être compétent en sciences, en mathématiques, en histoire, en géographie, voire même en éducation physique.
L’adulte doit aussi témoigner de ses lectures devant les élèves. Raconte-t-on, à l’occasion, avec un clin d’œil complice, qu’on a veillé tard la nuit dernière, incapable de fermer un roman ? Laisse-t-on les élèves patienter cinq minutes au retour de la récréation (quitte à ce qu’ils sortent aussi un livre pour lire pendant ce temps !), parce qu’on tient à tout prix à terminer un passage de notre livre ? Se laisse-t-on surprendre à lire dans les corridors ou à la cafétéria ? À lire, bien entendu, des ouvrages qui n’ont rien à voir avec la matière qu’on enseigne. Raconte-t-on l’effet qu’ont eu sur nous nos lectures de vacances ou de fin de semaine ? Autrement dit, se propose-t-on aux élèves comme des modèles de lectrices, de lecteurs enthousiastes et comblés ?
Met-on de vrais livres entre les mains des élèves ou bien se contente-t-on de manuels scolaires et d’extraits photocopiés ? Lire des photocopies, c’est un peu comme apprendre à faire du vélo sur une bicyclette fixe : rien à voir avec la véritable expérience de la lecture. Oblige-t-on tous les élèves à lire le même livre, au même rythme, au même moment, quel que soit leur niveau de compétence en lecture ? Pourquoi ne pas utiliser plutôt l’approche des cercles de lecture, qui permet de regrouper les élèves par cinq ou six autour de leur intérêt pour l’un des quatre ou cinq ouvrages qu’on aura pris soin de présenter de manière stimulante ?
Mais quels livres justement ? De si nombreux ouvrages proposent de belles et profondes expériences de lecture. Même les adultes trouvent leur compte en parcourant ces albums et romans jeunesse ! La lecture étant une expérience intime, la médiatrice et le médiateur de lecture ont donc intérêt à explorer la production, à découvrir les collections et les auteurs dont ils auront envie de proposer avec enthousiasme la découverte à leurs élèves. De nombreux sites web suggèrent de tels ouvrages. Les clubs de lecture de Communication jeunesse, l’association Bataille des livres, la tournée des auteurs dans les écoles, la présentation dynamique d’ouvrages, des « sacs à lire » adaptés, un projet d’établissement autour de la lecture : autant de manières de rendre la lecture vivante à l’école, dans son quartier ou son village.
De même accueillera-t-on les propositions des enfants avec curiosité. Leurs suggestions paraissent banales ou médiocres ? Aidons-les à préciser pourquoi ils aiment ces livres. Gardons-nous bien de juger ! Tant que les jeunes lisent, c’est que cette lecture leur apporte quelque chose. Quand elle ne le fera plus, ils passeront à un autre auteur ou collection. Assurons-nous d’être là à ce moment, avec des propositions s’appuyant sur leurs goûts.
Au-delà du discours, quelle place le livre et la lecture occupent-ils concrètement, physiquement, affectivement, dans la vie et l’organisation de nos écoles ? Le regard du visiteur entrant dans l’école se pose-t-il d’emblée sur des tableaux d’affichage proposant les coups de cœur des élèves et des maîtres ? Nos bibliothèques sont-elles bien situées, au cœur de l’école, sur le passage des élèves, ou tout entassées sous les combles ou au bout d’un sombre corridor au sous-sol ? Sont-elles aérées, entourées de fenêtres et de vitrines qui en font des lieux lumineux, attirants, où l’on sent battre la vie ? Les coins de lecture dans nos classes sont-ils accessibles ou dans des armoires sous clés pour protéger les livres ? De qui et de quoi, au fait ? Sachons-le : un livre volé est habituellement un livre lu ! C’est déjà ça…
La théorie des trois tiers
En promotion de la lecture, comme dans d’autres domaines, se vérifie souvent la théorie des trois tiers. Que le Ministère, la commission scolaire ou l’école lance un programme de promotion de la lecture, on pourra compter sur l’enthousiasme et la motivation d’un premier tiers des enseignantes et enseignants. Un deuxième tiers se montrera prudent, observera les premiers un temps. Si les résultats sont concluants ou l’expérience paraît plaisante, ce tiers acceptera de grimper dans le train en marche. Quant au dernier tiers, il mettra toujours les pieds au mur, quoi qu’on lui propose. Faut-il vraiment attendre qu’il se décide pour agir ?
Cette théorie vaut aussi pour les élèves… Le tiers des élèves n’a pas vraiment besoin de l’école pour découvrir la littérature ; alors que l’école inspire et guide un autre tiers ; enfin il y a des élèves qui, quoi que fassent l’école et les parents, tourneront le dos à la littérature, voire au livre et à la lecture. Faut-il pour autant renoncer à tenter de les former ?
L’école doit inspirer. Elle sait proposer des modèles enthousiasmants et ne doit pas y renoncer. Je regrette l’équation qu’on pose parfois entre milieu défavorisé et lectures « faciles ». C’est une aberration. Il a maintes fois été prouvé que, quand la vie est difficile, les livres peuvent nous sauver. En mettant des mots sur nos malheurs et difficultés, on arrive à agir dessus, on devient apte à transformer cette réalité. Dans les milieux défavorisés, l’absence des mots serait criminelle. Dans ces milieux, la proposition enthousiaste d’ouvrages de qualité variés et nombreux ainsi que leur facilité d’accès sont autant qu’ailleurs absolument indispensables.
Il s’agit donc de proposer aux élèves des livres qui feront écho en eux. Or, on ne peut pas juger de ce qui fera écho en chacun des élèves. Mais ne nous désolons pas. Comme le rappelle Michèle Petit : « Une histoire, quelques pages, peuvent résonner toute une vie. »
Danielle Marcotte,
10 février 2010