JOURNAL D’ÉCRITURE
Publié le 18 février 2014
JOURNAL 2014.02.12 – Je suis un jardin qui tousse
Journée lumineuse. Les stratus couvrent en partie le ciel, mais des trouées importantes permettent ce jaillissement de lumière dans le jardin, à tel point que je suis étonnée, en levant les yeux, de remarquer que le ciel est couvert. J’allais écrire que je suis comme ce jardin, entre ombre et lumière. Pourtant, la phrase qui monte est : « Je suis un jardin qui tousse. » Je la note, pour mémoire, pour son incongruité. J’y reviendrai peut-être.
Hier, à la première rencontre d’une série de quatre consultations de l’Association des auteurs de la Montérégie, Gilles Jobidon a ouvert une parenthèse sur sa manière de travailler. Historien de l’art, c’est vers le visuel qu’il se tourne quand vient le temps d’ébaucher la structure d’un roman. Il dessine, prend des photos, monte des installations sur ses murs, organise des scènes. Chez lui, l’inspiration passe par l’image; il observe ses montages, voit surgir la scène et l’émotion à écrire. Les images activent sa machine à tisser du texte.
Pour moi, ç’a été le moment fort de la rencontre, bien que la révélation de Gilles ait eu peu à voir avec notre ordre du jour. C’était inattendu, et l’excitation avec laquelle j’ai accueilli son propos me dit beaucoup sur mes soifs en ce moment : j’ai envie d’entendre des créateurs parler de leur processus créateur. La dernière fois que j’ai croisé Gilles (à l’assemblée générale de l’association, juste avant Noël), il m’a confié qu’il traversait une phase où il écrivait peu, voire pas. Je lui ai demandé ce qu’il faisait alors. Il m’a répondu qu’il lisait beaucoup, visitait des expositions, feuilletait des magazines… Ne pas écrire ne semblait pas l’inquiéter. Cette phase lui paraissait normale; en tout cas, il en parlait avec un certain dégagement, m’a-t-il semblé. Je comprends mieux aujourd’hui : il était en chasse. Pas comme un chasseur connaissant tout des habitudes de sa proie et sachant exactement où la trouver, non. Comme un aventurier, plutôt, comme un archéologue ou un anthropologue, sachant qu’il va trouver quelque chose. Quoi ? Est-ce vraiment important? Tout le plaisir de cette chasse ne réside-t-il pas justement dans la surprise que réserve ce « quoi »? Rempli d’espoir, donc, le créateur poursuit sa quête malgré l’incertitude quant à la nature de sa « proie » (qui n’est du coup plus le bon mot pour exprimer mon idée, parlons plutôt de sa trouvaille, de sa découverte), mais sûr du résultat : il va bel et bien trouver quelque chose.
Dans le même esprit, l’incipit du dernier livre de Julian Barnes, sur lequel je suis tombée à la librairie, dit :
« Vous réunissez deux choses qui n’avaient encore jamais été mises ensemble. Et le monde est changé. Les gens ne le remarquent peut-être pas sur le moment, mais ça ne fait rien : le monde a quand même été changé. »
Quand tout est déjà arrivé, Mercure de France, 2014
J’ai acheté ce livre pour ces phrases. J’ai senti que ces mots m’appelaient. Les mots de Barnes me parlaient : je sentais que ma découverte serait précieuse, allez savoir pourquoi. J’ai pris le livre et me suis dirigée vers la caisse avant de changer d’idée. Je me suis mise à lire le livre aussitôt rentrée chez moi, interloquée et amusée par cette histoire de montgolfières et d’aéronautes croisant Sarah Bernhardt et Nadar, me demandant bien ce qui, dans ce livre, m’appelait tellement : je me trouvais en terre totalement étrangère. Puis, j’ai trouvé. Dans la troisième et dernière partie, un chapitre que j’ai lu les yeux dans l’eau sur lequel j’ai pris dix pages de notes à la relecture. J’ai trouvé exactement ce que je cherchais : le ton et le point de vue pour un manuscrit que me demande de reprendre l’éditeur. Un livre autour duquel je tourne depuis plus de quatre ans…
Le livre de Barnes me remet en marche. Je reprends courage. Je sais que, en réunissant des mots, des phrases, des scènes qui n’avaient jamais auparavant été mises ensemble, en tout cas pas par moi, ni peut-être même de cette manière, je contribue un peu à changer le monde. Avec de la chance, je lui donne une impulsion lui permettant d’évoluer dans le sens d’une ouverture : à soi, à l’autre, à l’étranger. Avec un peu de chance, je crée de la compréhension, de l’harmonie, de l’amour, de la paix. Ou le désir de ces choses.
Voilà pourquoi j’écris.
Et si, certains jours, mon jardin baigne davantage dans l’ombre que dans la lumière, s’il toussote, même, dans l’humidité et le froid, du moins ai-je la certitude que quelque chose dort sous les couches de terre, de neige et de glace. Des graines ont été semées. L’une d’elles finira sûrement par germer. Et si cela advient, je serai là pour éloigner prédateurs et mauvaises herbes. Je serai là pour l’arroser.