RÉSIDENCE D’ÉCRITURE 2013

Publié le 3 avril 2013

EXTRAIT – Colin expédié en Italie (3) – Révision 3

Noyau 2 — Colin est expédié en Italie.

Colin Francoeur a horreur du flou. Il aime les situations nettes, tranchées. Dans son métier, on doit savoir rapidement si le gars d’en face est fiable ou pas, s’il faut tourner à droite ou prendre à gauche. Les tergiversations, c’est pour les intellectuels à la Vittorio Garda. Colin Francoeur, lui, est un homme d’action, et l’action nécessite une vision claire, des coudées franches, de la détermination. Un homme comme lui pense en terme d’objectif et se concentre sur les moyens de l’atteindre.

Enfoncé dans un fauteuil de la classe économique, du côté de l’allée, Colin ronge son frein. Pour lui, l’avion, c’est la torture. Être immobilisé durant des heures dans un fauteuil étroit. Flotter au-dessus des nuages entre deux continents, rien de solide sous les pieds, de l’eau à perte de vue, un ciel aveugle. Des vents dont on se demande comment ils soutiennent la nacelle dans laquelle on est coincé avec plus de deux cent personnes — dont une inconnue qui, évidemment, ronfle à ses côtés depuis vingt minutes en dodelinant à cause de secousses. Et qui menace de s’effondrer d’un moment à l’autre sur son épaule. Colin se jure de ne plus prendre l’avion à moins d’y être contraint par la force.

Il rentre au Québec après une semaine en Italie. Sa première fois en Italie. Sa première fois en Europe, à vrai dire. Colin songe que c’est une semaine de « premières fois ». Première fois qu’il visite une oliveraie, qu’il voit des olives dans l’arbre. Première fois qu’il…

Et puis, première fois qu’il a vingt-six ans…

Aujourd’hui, c’est son anniversaire. Il aurait apprécié une journée tranquille dans son appartement près du fleuve. Il aurait profité de sa journée de congé, car Sam lui donnait habituellement congé le jour de son anniversaire. Il aurait un peu traîné au lit, mais sans exagérer. Il serait allé faire un tour au gym, parce qu’il aime se dépenser physiquement. Il serait passé au centre commercial, où il aurait fouillé longuement dans les bacs de CD. Avec un peu de chance, il aurait trouvé deux ou trois enregistrements de blues qu’il n’avait pas déjà. Au marché, il aurait accroché un steak qu’il aurait mis à griller sur le grill, installé sur son balcon, et qu’il aurait dégusté avec une pomme de terre à la crème sûre, un bon vin rouge et en écoutant sa musique. Son anniversaire, Colin a l’habitude de le fêter seul, là n’est pas le problème.

Au lieu de quoi, il a dû ce matin quitter un lieu enchanteur, pour se taper la course jusqu’à l’aéroport. Puis, ce vol… Et maintenant, la ronfleuse à ses côtés. Colin se sent agacé. Il n’aime pas s’écarter de ses habitudes. Or, il n’a fait que cela depuis une semaine.

En rejoignant Sam Agostino à son bureau le mardi précédent, Colin savait que quelque chose de grave s’était produit. Sam appelait rarement avant midi. Ce matin-là, il avait téléphoné à neuf heures et exigé de le voir immédiatement. Il avait fallu moins de quarante minutes à Colin pour s’habiller, sauter dans sa voiture, traverser la ville et pousser la porte du bureau de Sam, après y avoir cogné trois petits coups selon le rythme convenu et avoir attendu le « entre, fiston » de son patron à travers la paroi.

Son sentiment avait tout de suite été confirmé. Sam se tenait à la fenêtre, tous stores ouverts. Le front soucieux, un courriel imprimé pendouillant à la main, il restait muet. Colin détestait le voir à la fenêtre : Sam faisait ainsi une cible trop facile. Il lui avait recommandé de s’en tenir loin vingt fois au moins, les dernières semaines. Dès que les rumeurs avaient commencé, en fait. Quelqu’un, en Italie, posait des questions sur Sam Agostino, sa famille, son entreprise. Et une rumeur se répandait, voulant que Sam ne soit pas tout à fait intègre. C’est embêtant, de tels bruits, quand on est dans le commerce du diamant. Ça fait fuir la clientèle. Les rumeurs peuvent être un bon outil de promotion, quand on les lance soi-même ; mais quand elles émanent d’on ne sait où et qu’on n’a pas de prise dessus, elles sont carrément nuisibles. Des semaines que ça durait. Cela rendait Colin nerveux. Qui cherchait donc à en savoir autant sur Sam ? Qui, sinon le crime organisé ?

Sam ne croyait pas à cette histoire de mafia. « Du folklore, ça, fiston. Pourquoi voudrais-tu que la mafia s’intéresse à nous ? » répondait-il, quand Colin revenait à la charge avec ses inquiétudes. « La mafia ! poursuivait Sam. Tu me fais rire. Tu sais bien que je n’ai plus d’Italien que le nom. Plus de contacts avec l’Italie. Enfin presque… »

Ça pouvait paraître idiot, mais Colin ne respirait pas à l’aise. Quelque chose se tramait, et il n’arrivait pas à identifier quoi. La situation le rendait très inconfortable. Ça n’était pas professionnel. Son métier, c’était de reconnaître, et vite, quelles menaces planaient et qui avait le doigt sur la gâchette.

— Où est Roch ?

Le garde du corps de Sam brillait par son absence. Un détail, encore, qui augmentait à la puissance trois la nervosité de Colin. Il en avait appris suffisamment à l’armée pour douter des compétences de Roch comme garde du corps. Mais allez donc dire votre manière de penser à ces « vieux loups de mers», sûrs d’eux-mêmes et forts de tant d’années d’expérience ! Allez leur expliquer que vous ne la sentez pas, vous, le petit freluquet à peine sorti des études.

— Il n’est pas loin, rassure-toi.

D’un regard irrité, Colin avait poussé Sam à baisser le store, ce que celui-ci avait fait en maugréant, mais au moins l’avait-il baissé. Ce danger passé, Colin avait examiné plus attentivement son patron. Sam avait les traits tirés, les yeux éteints, les cheveux en désordre. Il sortait probablement d’une nuit blanche. Sa tenue négligée, ses pantalons arrondis aux genoux, sa chemise défraîchie, corroboraient cette hypothèse. En une nuit, Sam avait vieilli de dix ans —à soixante-six ans, ça ne pardonne pas. Dans la main de Sam, la feuille était froissée, signe que le patron avait eu maille à partir avec ce bout de papier ou qu’il le tenait en main depuis un moment. Pourquoi ne l’avait-il pas appelé plus tôt ?

Comme s’il suivait le fil de ses pensées, Sam lui avait tendu le document.

— Les enfants ! avait-il soupiré. Tu penses qu’ils seront la lumière de ta vie. Et ce n’est que souci après souci. »

Tout de suite, Colin avait cru comprendre. Un problème avec Pietro. Encore Pietro. Toujours Pietro. Brillant, paresseux, attiré par l’appât du gain facile, le fils de Sam était une véritable source d’ennuis. Plus d’une fois, Colin avait dû nettoyer derrière lui. Il devrait sans doute s’y remettre aujourd’hui.

— Pietro…

— Lis ! avait ordonné Sam.

Colin avait jeté un œil au document et fait semblant de grappiller ici et là quelques mots. Un prénom, surtout, revenait à plusieurs reprises.

— Tu te fous de moi ? C’est en italien. Qui c’est, ce Luigi ?

Le poids du monde sur ses épaules, Sam s’était passé la main sur la figure.

— Mais oui, je suis bête ! Tu fais tellement partie de la famille… Parfois, j’en oublie que tu ne te débrouilles pas trop en italien.

Colin reçut avec délice délice cette marque d’affection, mais ne s’attarda pas aux perspectives que soulevait l’exclamation de Sam. Il se concentra au contraire pour s’assurer que rien ne trahisse sa petite tricherie.

En fait, Colin parlait et lisait relativement bien l’italien. Seulement, c’est un de ces petits secrets qu’il gardait pour lui. Rien de bien méchant. Son patron n’était pas obligé de tout savoir sur son compte. Quand il avait commencé à travailler pour Sam, Colin s’était rapidement aperçu que, s’il voulait saisir les enjeux qui se jouaient autour du patron, prévenir les coups, il devait se mettre à l’italien. Surtout, il aimait la sonorité de cette langue. La maîtriser lui donnerait le sentiment de mériter davantage cette famille. Aussi Colin avait-il acheté des CD, suivi quelques cours. C’était loin d’être parfait, mais ça suffisait pour le boulot. Il réservait la surprise à Sam.

Reprenant le courriel, Sam l’avait plié et inséré dans une enveloppe ramassée sur le bureau. Il avait glissé l’enveloppe dans la poche intérieure de sa veste. Se tournant vers la fenêtre, il avait brusquement remonté le store.

— Et puis merde ! On va pas se priver de la lumière du jour, quand même ? C’est pas la mafia qui enquête sur nous. Ce n’est pas non plus une OPA. On n’est pas assez importants pour ça, je me tue à te le dire.

Sam s’était penché avec attendrissement sur une photographie d’Angelina dans un petit cadre doré bien en vue sur son bureau. Une autre photographie se trouvait en retrait : celle de Pietro. Colin avait noté plusieurs fois ce détail : Sam ne faisait aucun effort pour les tenir à égalité.

Dans les minutes qui avaient suivi, le téléphone de table avait sonné à trois reprises, mais Sam n’avait pas répondu. Il avait fini par empocher ses clés et proposer : « Allons faire un tour. »

***

Roch les avait rejoints et se tenait à quelques pas de distance. Dans le parc, une mère poussait un landau, un homme lisait un journal, des enfants jouaient au ballon en criant, d’autres grimpaient sur un mur d’escalade. Tout près, deux garçonnets se battaient à grands cris pour une balançoire. Sam les regardait avec nostalgie. « C’était le bon temps, non ? Quand on n’avait à se battre que pour une balançoire ou un ballon.»

Tendu, Colin s’efforçait de ne pas le laisser paraître. Les endroits publics, ça le rendait fou. Surtout depuis qu’il avait appris que Sam avait déjà reçu un coup de couteau dans un stationnement du centre-ville. C’est d’ailleurs pour cette raison que Roch avait été embauché. Pour protéger Sam, lui servir de garde du corps. Par ailleurs, Colin se doutait bien qu’il n’avait pas été embauché comme un simple comptable. Ses connaissances en administration pouvaient être utiles, bien sûr. Mais on l’avait surtout jeté son dévolu sur lui pour ses autres compétences : Colin avait fait l’armée où il avait remporté quelques concours de tir, tant avec une arme de poing qu’avec un fusil. Il était aussi ceinture noire de karaté, troisième dan. Surtout, sa corpulence n’attirait pas l’attention. Il avait l’allure d’un comptable moyen, ce qu’il était : l’homme qui tient la mallette, sort les documents ; pas celle, baraquée, d’un gorille, contrairement à Roch.

Pour éviter d’éveiller les soupçons, ils devaient avoir l’air d’un homme et de son fils prenant l’air… Seulement, l’attitude intimidante de Roch annulait toute prétention à cet égard. Colin s’efforçait donc d’avoir des yeux tout le tour de la tête. Les coups pouvaient venir de n’importe où, à n’importe quel moment. Pour lui, même les fillettes étaient des ennemis en puissance. Il avait retenu cela de son entraînement militaire.

Sam avait indiqué un banc du doigt. Il s’y était assis pour souffler. Roch marchait de long en large dans l’allée devant eux. Colin hésitait, debout à côté du banc. Au bout d’un moment, Sam avait sorti l’enveloppe de sa poche. Il l’avait fait jouer entre ses doigts comme pour se donner du courage.

— J’avais un fils en Italie.

Colin avait ravalé sa surprise. Impassible, il avait prononcé le prénom du courriel.

— Luigi ?

Sam avait hoché la tête.

— C’est sa mère qui m’écrit. Il vient de mourir.

Les policiers parlaient de noyade. Mais sa mère, Marita Cora, assurait que Luigi avait été assassiné.

Ce que taisait Sam, ignorant que Colin avait saisi l’essentiel de son courriel, c’est que Marita Cora l’accusait. Lui, Sam ! Un vieil homme vivant à des milliers de kilomètres. Elle lui reprochait d’avoir fait tuer son propre fils.

Prudent, Colin avait demandé :

— Juste pour que ça soit bien clair entre nous : tu as…

Sam s’était redressé, choqué.

— Bien sûr que non !

Il avait attendu un moment, puis tapé sur le banc d’une main ferme.

— Assieds-toi ! Tu me donnes le tournis.

Sam avait expliqué que Luigi lui avait récemment écrit. Celui-ci voulait le rencontrer, connaître son père. Sam avait accepté. En fait, il caressait un rêve pour Luigi. Il aurait aimé le former. C’était déjà un brillant avocat d’affaires, il parlait trois langues. Il avait une tête sur les épaules, lui…

— Il aurait pu me succéder.

Ce n’était un secret pour personne : Sam ne voyait pas en Pietro un digne successeur. Ce fils était sa grande déception. Mais Luigi ? Un pur étranger ? Qui ne connaissait rien à ses affaires ?

Sans réaliser que Colin aurait pu rêver de ce poste, Sam avait poursuivi.

— Luigi devait arriver dans une semaine. Au lieu de quoi, il est mort. C’est trop…

Sam n’avait pas pu terminer sa phrase. Le coup était parti. Cela provenait de quelque part derrière eux. Colin s’était levé d’un bond, avait couru quelques pas en direction d’où provenait la déflagration. Puis s’était arrêté. On ne court pas après un bruit. Surtout quand il provient d’un dédale de ruelles. Autour de lui, des enfants hurlaient ; d’autres avaient figé ; des badauds attendaient de voir ce qui allait se passer. Une femme criait : « Monsieur ? Ça va, Monsieur ? » Colin s’était retourné. Sam était replié sur lui-même, ensanglanté. Roch était au sol. Mort.

***

Avant l’arrivée des secours, Colin avait eu le réflexe de ramasser l’enveloppe tombée sous le banc à côté de Sam. Une fois son patron au soin des ambulanciers, après avoir rejoint Angelina pour l’informer de la situation et obtenir l’assurance qu’elle retrouverait Sam à l’hôpital, Colin avait fait sa déposition aux policiers. Puis, il était revenu à sa voiture où il avait ouvert l’enveloppe. Outre le courriel, il y avait trouvé un billet d’avion, classe affaires. Sam avait prévu de s’envoler le jour même pour l’Italie. C’était la raison pour laquelle il l’avait fait venir si tôt : il voulait sans doute le prévenir et lui laisser des consignes pour son absence. Mais qu’allait-il donc faire là-bas ? Assister aux funérailles d’un fils qu’il n’avait jamais fréquenté et qu’on l’accusait d’avoir assassiné?

Il avait rempoché l’enveloppe et grimpé quatre à quatre les marches de l’édifice à bureaux pour prévenir Hélène. Celle-ci s’était effondrée en apprenant la nouvelle. Colin avait couru humecter un linge et lui servir un verre d’eau. Après un moment, voyant qu’elle reprenait des couleurs, il lui avait fait part de son intention de prendre la place de Sam sur ce vol, sans s’ouvrir à elle des questions qui le taraudaient. Pouvait-elle l’aider ?

Hélène s’était immédiatement ressaisie. Elle avait fait transférer le billet au nom de Colin et avait même imprimé sa carte d’embarquement. Colin avait tout juste eu le temps de filer chez lui pour ramasser son sac de voyage. À 16h45, il se trouvait dans l’avion en train de boucler sa ceinture. Il avait atterri à Paris juste avant l’aube, puis s’était envolé pour Milan d’où il avait pris un vol intérieur jusqu’à Brindisi. Là, il avait loué une voiture. Avetrana se trouvant à moins d’une heure de l’aéroport, et comme il n’y avait pas eu de pépin avec les correspondances, il s’y trouvait à seize heures, le lendemain après-midi.

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